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Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935)

Un récit visuel entre micro et macro-histoire

Fleur Chabaille, Author

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Les circulations à Tianjin

Les deux mondes des concessions et de la vieille ville qui ne se côtoient presque pas semblent vivre deux existences parallèles dont les passerelles et possibilités de rencontre restent somme toute assez limitées. Grace Liu[1] en est un exemple, même si sa vie et celle de son mari ressemblent presque en tous points à celle des résidents des concessions et aucunement à celle d’une famille chinoise de Tianjin. Le poids des barrières sociales apparaît finalement bien plus fort que celui des distinctions nationales. 

Malgré l’abîme séparant les différentes parties de la ville, les circulations au sein de cette dernière sont sans doute bien plus variées et complexes que ne l’ont suggéré certains historiens. Parmi eux, Gail Hershatter affirme que dans le Tianjin des années 1930, les résidents étrangers et les Chinois fortunés s’aventurent rarement à l’extérieur des concessions. Soulignant les barrières créées par les distances géographiques et sociales, elle finit par conclure que finalement peu de résidents de Tianjin de cette époque ont vu la ville dans sa totalité[2]. Le fait que la vieille ville chinoise et certains quartiers périphériques de la ville (lieux d'élevages) soient filmés par Bontemps ne prouve certes pas que la circulation d'étrangers y était fréquente.

Selon l'historien Liu Haiyan, Bontemps fait preuve d’un certain courage en se rendant dans la vieille ville car, à l’époque, certains étrangers pouvaient vivre durant des années à Tianjin sans jamais être allé dans ces quartiers périphériques.

Cependant, étant donné la variété des lieux filmés et photographiés, ainsi que les témoignages présents dans L’Ancre de Chine, il semble trop réducteur de s’en tenir à une vision statique de résidents étrangers qui resteraient uniquement cantonnés dans les concessions. Le fonds Bontemps représente bien entendu le témoignage d'un individu parmi d'autres. Tous les résidents étrangers n’ont peut-être pas la même possibilité de mobilité. Néanmoins, le parcours de l’officier français peut facilement être généralisable à la frange militaire présente à Tianjin. De plus, au sein de la communauté française présente à Tianjin, il existe peu de familles enracinées dans la ville depuis des générations comme les Shanghailanders britanniques[3]. Pour les militaires, il ne s’agit que d’un détachement de quelques années dont le caractère éphémère pousse aussi à la découverte et à l’exploration.

Les circulations des Bontemps offrent un panorama assez étendu et représentatif du Tianjin des années 1930. Le pousse-pousse est particulièrement présent dans le quotidien des déplacements.

Dans certaines images prises d'un pousse-pousse, les bâtiments et les rues défilent à travers un visuel quasi cinématographique. On aperçoit notamment la banque franco-chinoise située dans la rue de France (actuelle Jiefang beilu 解放北路).
D'autres plans sont pris à bord d'un pousse-pousse qui part d'une rue marchande, peut-être à Laoxikai, et se dirige vers le centre de la Concession française. Il passe notamment près du jardin français entouré de grandes demeures qui existent encore de nos jours. Après les années 1920, elles appartiennent pour la plupart à des Chinois.

Parmi les principaux lieux qu'a choisi de saisir Bontemps à Tianjin, on constate un intérêt particulier pour le quartier de Laoxikai et ses alentours. Dans ce film, on observe d'abord des femmes assises par terre en train de repriser des vêtements usés ou déchirés. Puis, la caméra montre Thérèse Bontemps avec en arrière-plan une rue marchande très passante et animée dont la configuration indique clairement que le couple se trouve à l'extérieur des concessions. Cette rue ressemble à celles de la vieille ville chinoise et ne présente a priori aucun élément distinctif permettant de l'identifier précisément. Seule la légende que Bontemps a pris soin d'associer au film permet de localiser la scène à Laoxikai.

Ce quartier de Laoxikai a fait l'objet d'une étude détaillée dans ma thèse de doctorat. A Tianjin, il existe une manière de nommer certains lieux indiquant le point cardinal auquel on ajoute le caractère "kai 開" qui signifie un espace ouvert et non exploité, situé à l’extérieur de la ville chinoise. On trouve ainsi les combinaisons Beikai 北開 et Nankai 南開 pour les territoires se trouvant au nord et au sud de la ville. Cette forme d’appellation est extrêmement rare dans le reste du pays. Le territoire de Nankai désigne les terrains marécageux situés au sud de la cité chinoise. En 1901, suite à la destruction des murs de la ville, les résidents se déplacent progressivement vers le sud et développent ce territoire lui-même compris dans une zone plus vaste, appelée "Xiguangkai 西广開", que l’on peut traduire par "vaste espace ouvert vers l’ouest"[4]. Située à l’ouest des établissements étrangers, elle tire sa dénomination de sa position géographique vis-à-vis des concessions, et non de la ville chinoise qui se trouve au nord. Il en va de même pour le terme de "Laoxikai老西開". Couramment employé par les habitants de Tianjin, il correspond à l’un des lieux les plus pauvres de la ville, considéré comme un lieu de mort.

Ce quartier est séparé de la Concession française par le canal Qiangzihe 墻子河 (actuelle Nanjing lu 南京路), appelé canal de Haiguangsi par les Français et Weitze Creek par les Anglais. Compte tenu de sa composition marécageuse peu avantageuse, l’intérêt que lui portent les Français ne s’explique certainement pas par la topographie du territoire, mais plutôt par son emplacement stratégique vis-à-vis des autres concessions.

Dès 1902, la Municipalité française cherche à l’annexer, mais n’obtient pas de réponse. Elle s'appuie par la suite sur l’installation de la Mission du Zhili dans le quartier et sur la construction de la cathédrale Saint-Joseph (Xikai jiaotang 西開教堂), ainsi que d’autres établissements (résidence, séminaire, hôpital, école), pour procéder à la construction d’infrastructures. Le 1er septembre 1915, le consul de France Henry Bourgeois [5] fait publier des tracts invitant les résidents de Laoxikai à s’acquitter des taxes municipales, ce qui provoque de profonds mécontentements. Le paroxysme des tensions est atteint le 20 octobre 1916 lorsqu'après des mois de négociations infructueuses, le consul entreprend d’expulser neuf policiers chinois du quartier. Cet événement déclenche un mouvement d’opposition de grande ampleur connu sous le nom d’Affaire Laoxikai (Laoxikai shijian 老西開事件). Sous l’impulsion de la Chambre de commerce de Tianjin, des actions de grève et de boycottage sont menées dans la Concession française, mais aussi à l’échelle de la ville et du pays tout entier. Après des mois de discussions mouvementées sur lesquelles le mouvement de contestation exerce une profonde influence, les Français doivent reculer et ne contrôlent qu'un territoire très restreint

Commence alors un processus d'occupation progressive qui s’étend sur une vingtaine d’années, marqué par une alternance entre acquisitions foncières et coups de force ponctuels. En novembre 1931, les Français exploitent les incidents qui opposent Chinois et Japonais à Tianjin (Tianjin shibian 天津事變) pour avancer la ligne de défense de la concession à Laoxikai. Ils doivent néanmoins composer dans les années 1930 avec leurs voisins japonais qui ont des prétentions sur ce même territoire. Suite à un règlement secret avec les Japonais en 1937, les Français annoncent que le statut informel du quartier a finalement trouvé une solution officielle. En réalité, leurs prétentions bien tardives, presque anachroniques, sur ce territoire ne sont jamais véritablement reconnues. En témoignent d’ailleurs les publicités que l’on trouve à l’intérieur de L'Ancre de Chine et les annotations faites par Bontemps dans les années 1930. Elles précisent toutes "Laoxikai" et non "Concession française", ce qui confirme bien que le quartier n’est pas désigné comme une partie intégrante de la Concession française.

Bien qu'il ne soit pas officiellement rattaché à la concession, la présence française y est plus que palpable à travers les aménagements et les constructions réalisés par la Municipalité française. Le problème est que le territoire au sens large est très vaste et souvent difficile à déterminer. Si Bontemps indique en légende de plusieurs films "quartier de Laoxikai", la localisation exacte de certaines prises de vue n’est pas toujours aisée étant donné qu’elles ne correspondent pas au quartier de Laoxikai tel qu’on l’entend de façon restreinte, c’est-à-dire le lieu entourant la cathédrale, l’école et l’hôpital construits par les Français, mais évoquent davantage la portion ouest de Xiguangkai 西广開.

De manière générale, le fonds Bontemps donne un aperçu global des principaux lieux marquants de Tianjin. Les concessions les plus visitées en dehors de la Concession française sont les concessions britannique et japonaise qui l'encadrent.
Dans la première, on peut observer le jardin britannique et le Gordon Hall où siège le Conseil municipal britannique.
Dans la seconde, le jardin japonais apparaît aussi en quelques images, après un plan fixe sur l'entrée du marché Daluotian 大羅天. Établi en 1917 comme un espace de jeux et de loisirs, il est devenu en 1925 un marché d'antiquités. Dans les années 1920-1930, c'est le marché d'antiquités le plus important de la ville.

Certaines vues sous la neige s'attardent sur les toits de la ville, sans doute filmés par Bontemps de la fenêtre de sa demeure dans la Concession française. On distingue ensuite sa fille Jacqueline qui sort de leur maison et marche dans la rue Saint-Louis (actuelle Yingkou dao 营口道), puis la Municipalité française, le fleuve Haihe 海河 et sans doute à la toute fin le bois de l'Arsenal de l'Est recouvert de neige.
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