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Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935)

Un récit visuel entre micro et macro-histoire

Fleur Chabaille, Author

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Construction du récit visuel et limites interprétatives

L'écriture d'un récit appuyé essentiellement sur l'exploitation de sources visuelles soulève de nombreux questionnements historiques et historiographiques. Pièces de témoignage au même titre que les archives écrites, les matériaux visuels nécessitent un mode d'exploration à part, même si leur méthode d'analyse ne diffère pas fondamentalement de celle de l'écrit. Un même recul critique et une démarche interprétative comparable guident l'examen des deux supports. Si les interrogations exposées ci-dessous se posent de manière accrue pour le visuel, elles s'appliquent tout aussi bien à l'étude de traces historiques écrites.  

Un récit spécifique ?

L'exploitation du fonds Bontemps a d'abord exigé d'en définir précisément les contours afin de dégager les possibilités de généralisation offertes par ce témoignage personnel. La lecture de L'Ancre de Chine a grandement facilité cette entreprise par la comparaison qu'elle permettait d'établir entre son expérience et celle des autres militaires nommés en Chine. La confrontation des deux sources indique une réelle correspondance entre le fonds Bontemps et la réalité décrite dans la revue. Une nette convergence des discours, voire une certaine uniformité, s'est dégagée de cette mise en perspective. C’est pourquoi notre narration s’est permise par moments de s’appuyer sur le cas précis d’une expérience individuelle pour en faire un parcours représentatif d’une communauté.

Néanmoins, n'étant plus pertinente et applicable au-delà de ce cercle de sociabilité, la montée en généralisation doit être limitée à la frange militaire. De fait, on constate un isolement et un enclavement encore plus prononcés chez les militaires que parmi les autres résidents étrangers des concessions. Par exemple, la police est plus ancrée dans le quotidien chinois. Dans les années 1930, les inspecteurs et dirigeants de la police française doivent parler le chinois, ce qui n'est pas le cas des militaires. Par ailleurs, les liens entre les différentes polices nationales sont très étroits, contrairement aux militaires pour qui les moments de rencontre "internationaux" se limitent essentiellement aux commémorations et aux événements sportifs.

Leur ressenti de la Chine est dès lors très singulier. A travers le fonds Bontemps, on a le sentiment d’une découverte et d’une expérience ambivalentes de la Chine avec des échanges incomplets ou superficiels : d’un côté, des tentatives de compréhension ou du moins de "figuration" d’une autre culture et, de l’autre, un enfermement dans la "norme" occidentale.

Des représentations unilatérales : l'absence de réciprocité narrative chinoise

Cette impression d'un récit inachevé est renforcée par l'absence de réciprocité chinoise. La plupart des documents visuels et des témoignages de cette époque émanent d’Occidentaux portant un certain regard sur la société qui les entoure. En revanche, le pendant chinois est très rare, voire inexistant. Il y a donc ici une forme de déséquilibre dans la reconstitution historique des concessions et leurs représentations.

C’est pourquoi, l’analyse de ce type de matériaux nécessite de mener une réflexion autant sur le contenu historique des photographies et des films que sur le contexte dans lequel s’inscrit leur auteur. Dans ce cas précis, la communauté militaire est déterminante dans le parcours et l’angle de vue de Bontemps. D'autres parcours individuels pourraient enrichir la reconstitution des expériences d’expatriation et compléter ce tableau de la vie quotidienne dans les ports ouverts.

L'appui sur le visuel et les difficultés d'interprétation

Une lecture historique "plaquée"

Après avoir situé et contextualisé le fonds, évalué ses apports et ses faiblesses, l'étape d'interprétation a fait surgir des enjeux méthodologiques majeurs. D'une part, en l'absence de mots, il est tentant de vouloir apporter une logorrhée interprétative susceptible de coller aux hypothèses formulées à la lecture des sources écrites. Comment faire parler alors les images d'elles-même en sortant du placement forcé dans notre interprétation historique générale ? Comme le souligne David J. Bodenhamer, le problème de la construction d’un récit visuel ne réside pas dans un manque d’appréciation de la communication visuelle. Il apparaît plutôt lorsque que l'on cherche à "communiquer visuellement" et à faire converger le visuel avec notre interprétation. Cette complexité à "communiquer visuellement" provient pour Bodenhamer en grande partie de notre formation, elle-même déterminée par l'accent placé sur les publications écrites dans le monde académique[1].

Dans la confection de ce récit, j'ai tâché de m'imposer une rigueur méthodologique en fonction de la particularité de l'objet visuel. Afin de limiter au maximum le travers "illustratif" et mettre en valeur l'analyse que renferme chaque élément visuel, j'ai inséré uniquement des photographies et des films expliqués et/ou contextualisés. Ce faisant, j'ai essayé de faire ressortir une démonstration à partir de l'élément visuel, et non de plaquer une interprétation sur ce dernier. La seule exception que je me suis permise est la photographie "En mer" qui illustre la rubrique "Ancrages et circulations" sans plus de précisions sur la date, le lieu et l'individu qu'elle montre. Ce choix a été fait pour des motifs esthétiques liés à la prise de vue.

L'historien du visuel doit donc tenter de maintenir une posture réflexive constante sur ses propres conclusions : est-ce l'image dont il parvient à exprimer le sens ou son interprétation préalablement établie et projetée sur l'image ?

Une lecture biaisée ou le piège des indices trompeurs

Quelques annotations écrites de Bontemps ont suffit à engendrer un exemple concret de ce risque de distorsions interprétatives. Il s'agit de scènes très anodines en apparence : des enfants jouent dans le jardin public de la Concession française. Un film et deux photographies saisissent ces instants. Un détail vient pourtant semer le doute dans notre esprit. Sur les deux photographies en question, Bontemps prend la peine d'inscrire les annotations "Jeux des Chinois" et "Jeux des Européens".

On n'y prêterait pas plus attention si la ségrégation à l'intérieur des parcs des concessions étrangères n'avait fait couler autant d'encre. On pense notamment à la fameuse pancarte : "No Chinese, no dogs" qui reste encore citée comme un symbole de l'humiliation infligée aux Chinois par les étrangers. Et ce, malgré les recherches sérieuses de Robert Bickers et Jeffrey Wasserstrom qui ont démontré que les deux pancartes étaient strictement séparées et avaient été associées à tort[2].

Au départ, il est vrai que des consignes restrictives ont maintenu la majorité des Chinois à l'écart des parcs des concessions. Les règles différaient cependant d'une ville, d'une concession et d'un parc à l'autre. D'après Liu Haiyan, il n'y avait pas à Tianjin de ségrégation systématique. Il existait des règlements stricts stipulant les conditions d'accès, mais qui étaient surtout déterminés par des règles vestimentaires et d'hygiène. Le jardin anglais était situé dans la partie la plus ancienne de la Concession britannique où l'on rencontrait très peu de Chinois. C'était donc surtout un lieu de loisir et de détente entre Britanniques et Européens. Les seuls Chinois à y pénétrer étaient pour la plupart des nounous (les "amah 阿媽") qui accompagnaient des enfants étrangers. Construit dans les années 1920, le jardin français a été placé plus en retrait de la Concession française originelle. Les enfants français ne venaient pas y jouer très souvent car il était trop éloigné de chez eux. A contrario, de nombreux Chinois résidant à proximité s'y rendaient fréquemment. Le quartier était en effet un lieu d'installation privilégié de riches Chinois, de marchands, de fonctionnaires et de seigneurs de la guerre.

Suite à la rétrocession de la Concession britannique de Hankou, le règlement des parcs des concessions à Tianjin a  par ailleurs été nettement assoupli et l'accès facilité aux Chinois. Par exemple, les documents et les pancartes devaient tous être traduits en chinois. Il est donc certain qu'à l'époque où Bontemps a pris ces photographies, les Chinois pouvaient entrer librement dans les parcs.

Pourtant, certains récits entretiennent l'image d'une stricte ségrégation. Dans ses souvenirs de jeunesse et sa description du Tianjin des années 1930, Jacqueline Dubois insiste sur l'interdiction faite aux Chinois d'entrer dans les parcs. Elle indique, anecdote à l'appui, que la mesure est strictement respectée : "Le parc de l’ancienne concession allemande est un lieu de rencontre idéal. Il est loin du centre et peu fréquenté. On n’y voit que des enfants européens gardés par leurs amahs. Comme dans les autres parcs, les chiens et les Chinois y sont interdits et des policiers chinois veillent à ce que ce règlement soit respecté par leurs compatriotes. (...) chaque fois que j'y viens je me souviens de mes neuf ans quand, petite fille triste, on m’y envoyait jouer avec mes cousines. Puis il y eut cette scène terrible que je n’oublierai jamais et dont je n’ai pas vraiment compris le sens à l’époque : deux amoureux chinois se tiennent par la main, assis sur un banc, elle, des nattes dans le dos, doit avoir environ dix-huit ans, lui, en chemise blanche et chaussures à semelle de feutre, la regarde dans les yeux sans rien dire. Je les observe d’un banc où je me suis installée, solitaire, en attendant que le temps passe, à côté des amahs qui bavardent comme des pies. Surgit un policier chinois de je ne sais où, un bâton à la main. Il le brandit en faisant signe au couple de partir. Ils le regardent puis se lèvent. La gêne sur leurs visages et la honte qui les fait rougir m'ont blessée."[3].

Au cours de ses recherches, Liu Haiyan affirme ne pas avoir rencontré de documents attestant l'existence d'une ségrégation de ce type dans les parcs des concessions à cette époque. Comment expliquer alors la nette distinction inscrite par Bontemps, comme si Chinois et Européens jouaient dans des espaces hermétiques ? Peut-être s'agissait-il d'une forme de ségrégation naturelle, chaque nationalité, ou du moins les Européens d'un côté et les Chinois de l'autre, occupant une zone qu'ils s'étaient répartis spontanément ? L'ouvrage de Desmond Power[4] dans lequel il raconte son enfance montre bien qu'il jouait principalement avec des enfants britanniques. D'une origine sociale, la ségrégation devenait ainsi mentale.

Quelle complémentarité entre éléments visuels et écrits ?

Notre analyse visuelle a donc fait apparaître quelques points de tension entre des interprétations issues de la visualisation du fonds et d'autres établies à partir de sources écrites. Elle a également fait surgir des aspects nouveaux dont on ne trouve pas d'écho dans les documents écrits, même dans L'Ancre de Chine. On peut citer l'exemple de l'épreuve de combats de brosse et de peinture entre militaires indochinois lors de la fête sportive de la CM3 du 16e RIC.

Malgré l'existence de certains manques entre l'écrit et le visuel,  l'articulation du fonds Bontemps et de la revue L'Ancre de Chine a montré dans l'ensemble une très grande complémentarité. La revue constitue un support historique de premier ordre qui pose des mots, des impressions, des sentiments sur les scènes figées ou animées qu’il nous est donné d’observer. Dans le même temps, les éléments visuels délivrent aussi des détails qui nous échapperaient ou qui ne seraient pas rendus avec la même intensité par écrit. C’est le cas notamment des regards et des expressions faciales pourtant si essentiels à la compréhension des représentations mutuelles.

La lecture croisée entre supports visuels s'est également avérée très féconde. Les photographies et les films de Bontemps fournissent des éclairages complémentaires, notamment pour la datation et l'identification des lieux ou des personnes. Les photographies prises à partir du départ vers la Chine sont systématiquement légendées au dos avec des indications de lieu et de date (précision du jour, voire de l'heure), autant d'éléments particulièrement précieux pour l'historien. Sans eux, ce travail aurait été tout autre et sans aucun doute bien plus sommaire. Si certains bâtiments et éléments sont facilement reconnaissables, il n'en va pas de même pour la majeure partie du fonds. Le tribunal militaire de la Concession française, aujourd'hui disparu, aurait par exemple été plus difficile à identifier.

Mais ce qui rend le fonds encore plus rare et remarquable par rapport aux autres témoignages visuels réside sans aucun doute dans l'alternance qu'il offre entre images animées et images figées. De nombreuses photographies de Tianjin, parfois antérieures, ont été prises par d'autres étrangers, selon des angles de vue souvent même plus variés que Bontemps. En revanche, des films de cette époque et de cette qualité peuvent être considérés comme de véritables "pépites" historiques.
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