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Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935)

Un récit visuel entre micro et macro-histoire

Fleur Chabaille, Author

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Une expérience normative du voyage ?

La trajectoire des militaires français nommés en Chine dans les années 1930 dévoile une découverte ambivalente de la Chine avec d’un côté, une certaine expérience de l’altérité à travers la cohabitation avec d’autres cultures et de l’autre, un confinement encore plus étroit dans leur identité militaire, nationale et plus généralement dans la "norme occidentale". Pour la communauté militaire en charge d’accueillir et d’acclimater les expatriés à leur nouvel environnement, la méthode pour faciliter l’adaptation au pays consiste à en atténuer voire en extraire complètement la sensation de dépaysement. Celle-ci ne reste finalement entretenue que par des récits pittoresques ou des séjours encadrés. Le concept de médiation semble donc insuffisant pour retranscrire le rôle tutélaire joué par la communauté militaire dans ces expériences de voyages et de séjours.

Par son organisation et son encadrement étroit des conditions de séjour, la communauté militaire tend à estomper, voire éliminer tous les inconvénients du dépaysement. Le militaire expatrié se retrouve ainsi dans un environnement certes familier, mais aussi extrêmement confiné. 

Consciente de l’ennui qui guette ses membres, la communauté militaire tente de mettre en place des lieux de détente dont les "Foyers du Soldat" qui constituent autant d’espaces de sociabilité censés entretenir le bon moral des troupes. Celui mis en place à l’Arsenal de l’Est comprend notamment un café, une bibliothèque de prêt et une salle de correspondance[1].

L’Ancre de Chine va même plus loin par son invitation à l’évasion à travers des récits pittoresques et des descriptions détaillées de régions chinoises plus ou moins lointaines. Comme si ses rédacteurs, anticipant le fait que finalement peu d'entre eux seront amenés à arpenter le pays en dehors des circuits habituels et des navigations entre les grandes villes côtières, se proposaient de pallier ce manque d’exotisme et d’aventure. La revue fourmille d’articles présentant des villes ou des provinces de Chine, mais également des coutumes locales et des aspects culturels tels que le mariage, la poésie et la médecine chinoises, le calendrier lunaire ou encore les fêtes locales. Cette forme de voyage par procuration que propose la revue nous invite à s’interroger sur la nature même de la médiation à l’œuvre dans l’expérience des militaires français de Chine.

Plus qu’une entité de médiation visant à faciliter l’adaptation du voyageur à un pays étranger, la communauté militaire opère une substitution par laquelle l’expatrié est soustrait à cet environnement pour être replacé dans un espace familier au sein duquel il puisse évoluer. Au-delà d’un simple rôle d’intermédiaire, la communauté militaire s’inscrit comme une instance tutélaire surplombante faisant voyager par procuration une grande partie des expatriés qu’elle entend guider. Si beaucoup ont soif d’exotisme et d’aventure, peu d’entre eux assouvissent ces désirs. Pour des raisons de commodité, ils privilégient le confort rassurant d’un environnement qui leur est restitué aux expéditions lointaines perçues comme plus risquées.

Peu de témoignages de militaires français ayant séjourné en Chine à l’époque ne semblent déroger à cette règle. Les villes visitées correspondent généralement aux idées d’excursion recommandées par la revue, ce qui donne une impression de déplacements "sous tutelle", d’autant que ceux-ci se font souvent en groupe.

Si l’on considère souvent le voyageur comme un explorateur aux découvertes et pérégrinations individuelles, l’expérience des militaires français en Chine montre au contraire l’exemple d’un parcours collectif. Loin de nous l’idée de nier toute appréhension personnelle de son séjour en Chine chez chacun de ces individus. Néanmoins, on est tout de même frappé par l’aspect normatif de leur voyage dont les activités, les circulations semblent extrêmement codifiées et réglées d’avance.

Cette uniformité n'est d'ailleurs pas propre à la frange militaire des années 1930. Louis Sabattier la constate déjà avec regret parmi les membres de la communauté étrangère au début des années 1910 :  
"Je suis étonné du nombre de gens qui passent par Pékin, y restent un jour ou deux, font rapidement les visites ordonnées par Cook et s'en vont ailleurs, continuer le même métier. Moi, qui ai fait ce voyage comme on accomplit un pèlerinage, je considère avec beaucoup d'intérêt et de curiosité ces gens qui, se déplaçant apparemment pour leur plaisir, ne regardent rien et n'ont qu'une préoccupation: passer dans le plus d'endroits possible pour pouvoir dire ensuite: «Je connais telle ville, tel monument, tel peuple, telle oeuvre d'art.»"[2].

Malgré une volonté exprimée de voyager à l’intérieur de la Chine, force est de reconnaître que les déplacements sont non seulement limités mais surtout assez uniformes d’un voyageur à l’autre. C’est là toute l’ambiguïté de ces coloniaux en Chine, tiraillés entre le goût de l’aventure et l’immobilisme lié à leur fonction.

Le paradoxe du voyageur militaire français en Chine révèle un attachement à restituer des espaces qui lui rappellent sa mère patrie, tout en appréciant de ponctuelles excursions dans la "vraie" Chine. Ces quelques impressions écrites par un vacancier sur Shanhaiguan sont particulièrement éloquentes : "cette fois c’est vraiment la Chine, et pour qui est venu de si loin pour la découvrir, c’est une satisfaction de la trouver enfin"[3]. Ce cas révèle également une mise en abyme intéressante du voyage dans le voyage.

Si le militaire tient tant à cette note d’exotisme, c’est aussi parce que cette dernière représente le gage même de son séjour en Chine. Dans l’univers particulier des concessions, on assiste à une situation particulière dans laquelle c’est finalement le résident local qui doit s’adapter aux besoins du voyageur. C’est ce que souligne un article de L’Ancre de Chine : "A sa façon, il vit dans ce milieu chinois qui a su s’adapter à ses besoins et se mettre à sa portée"[4]. En témoignent les domestiques, appelés "boy", ou les cuisiniers chinois qui prennent souvent un nom français. Ils doivent également apprendre à cuisiner des plats français pour satisfaire les goûts de leur employeur.

Malgré le confort du repli communautaire, l'expatrié souhaite néanmoins aussi ressentir le dépaysement de son séjour, ne serait-ce que pour pouvoir le raconter à son retour. Comme le rappelle L’Ancre de Chine, cela lui conférera auprès de ceux restés au pays "cette autorité qui entoure le voyageur retour d’un lointain voyage après un long séjour dans cette Chine, encore si peu connue en Europe"[5]

Cet orgueil de la découverte est parfaitement résumé par Louis Sabattier : 
"Parmi les résidants européens, Français ou autres, ayant subi l'emprise, la sinite, deux anciens diplomates, M. Véroudart et M. d'Almeïda, sont devenus peu à peu de fervents collectionneurs. Ils sont, chacun dans son genre, des experts très autorisés en matière de curiosités et d'objets d'art chinois. Ils font, de temps à autre, dans l'intérieur de l'empire, des expéditions (pas toujours sans danger) pour chasser la pièce rare, le bronze ancien, la vieille peinture, le meuble ou la porcelaine, la pierre gravée, qui leur ont été signalés. Les joies de la réussite leur sont douces et c'est avec un légitime orgueil qu'au retour ils laissent admirer à quelques privilégiés leur butin artistique, souvent fort difficilement acquis."[6].

Chez Roland Dorgelès, le récit emphatique des découvertes et exploits du voyageur doit même atteindre le mensonge pour être jugé "authentique" par ses lecteurs ou auditeurs : "Savez-vous ce qu'on attend du voyageur ? Qu'il mente. Le mensonge, c'est le cachet d'authenticité. (...) La tâche du voyageur n'est pas de détruire des légendes, c'est d'en créer."[7].

L'écrivain nuance cependant la normativité des expériences d'expatriation en Chine, notamment des hommes d'affaires, en soulignant leurs divergences de vue malgré l'uniformité de leur trajectoire :
"Avec ces Shanghaïens, j'ai enfin trouvé des gens qui me font oublier l'Europe. Tous millionnaires ou destinés à le devenir. Et tous fiers de leur nouvelle patrie. Shanghai ? La ville la plus riche du monde. Le Cercle français ? Le plus beau... Leur bar ? Le plus grand... Leurs hôtels ? Les plus confortable... Leurs banques ? Les plus puissantes...
(...) Rien qu'en les écoutant, leur ville m'apparaît, avec ses banques monumentales, ses magasins, ses tramways à trolley, puis, sans transition, de l'autre côté du mur d'enceinte, la vieille cité chinoise, ses temples, ses ruelles nauséabondes, son grouillement, sa vermine, et les cris confondus des marchands de soupe et des marchands d'oiseaux.
Ce qui m'étonne, c'est que mes compagnons ne soient d'accord à peu près sur rien. Ils connaissent tous aussi bien l'Extrême-Orient, ont fait les mêmes voyages, ont été mêlés aux mêmes événements, et pourtant ils ont des avis totalement différents, sur les grandes lignes comme sur les petits faits
."[8].
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