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Historiographics

Un champ d'exploration pour des narrations alternatives à dominante visuelle

Cécile Armand, Author
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Designing History - Saison 2/épisode 2

George Maciunas, « père fondateur » d'une historiographie graphique ? Un compte rendu "enrichi" de l'article d'Astrit Schmidt-Burkhardt, « Designing History. George Maciunas, concepteur graphique d'un système visualisation les dates et les faits historiques », in Rouffineau (dir), Transmettre l'histoire, B42, 2014.

J'ai déjà eu brièvement l'occasion de parler de Maciunas, et ce n'est assurément pas la dernière fois... Restée sur ma faim, j'aimerais ici lui consacrer un billet spécial : comment l'originalité de ses travaux peut-elle nourrir les expérimentations historiennes autour des récits visuels ou graphiques ? A travers l'étude de quelques-unes de ses œuvres, Macunias peut-il nous enseigner à « designer » l'histoire ?

Portrait de l'artiste en historien


Un artiste américain polymathe : véritable « machine à apprendre », Maciunas a étudié l'art, le design graphique et l'architecture à la Cooper Union School of Art de New York, puis l'architecture et la musicologie au Carnegie Institute of Technology de Pittsburg, et enfin l'histoire à l'Institut des Beaux-Arts de New York. Il s'est également intéressé à la logique, la psychologie, la physiologie et la langue française.

The Learning Machine (1969) et le Curriculum Plan (1968-1969) : une réforme pédagogique graphiquement représentée


La Learning Machine propose une visualisation des connaissances sous forme de diagramme : sorte de contestation graphique de l'excessive spécialisation et de la trop précoce fragmentation des études aux Etats-Unis, qui aurait pour effet de les rendre inefficaces. Cette "machine à apprendre" établit une taxinomie des notions sur une sorte de long tableau vertical – un choix matériel promis à une grande longévité - que l'on retrouve notamment avec la Big Chart (1973) du même Manciunas. Le classement des connaissances obéit ainsi à un principe sémantique, et forme une arborescence à parcourir (plutôt qu'à lire), de gauche à droite et de haut en bas, favorisant une meilleure compréhension de l'organisation et des contenus des disciplines universitaires. La visualisation permet enfin de retrouver le contexte global : il s'agit en somme d'une sorte de manifeste visuel en faveur de l'interdisciplinarité.

Proche de la Learning machine par sa thématique, Le Curriculum Plan se présente sous la forme plus originale encore d'un « SOS typographique » géant, matérialisé en plateau de jeu de société qui autorise différents parcours (un parcours sinueux pour les « S », des parcours circulaires pour le « O »).


Atlas of Russian History (1953) : ancêtre des SIG et précurseur d'une histoire visuelle, hypertextuelle, arborescente, à rebours ?


Son Atlas russe (1953) me semble présenter plusieurs intérêts du point de vue de l'écriture de l'histoire, du fait de son originalité, et de son pouvoir d'anticipation :

  • un récit feuilleté et stratifié : l'Atlas en question apparaît comme l'ancêtre des systèmes d'informations géographiques (SIG) : par la superposition de calques (32 cartes détaillées représentant des laps de temps plus courts et des unités factographiques) sur un fond de carte général (correspondant au territoire de l'ex-URSS et des anciens pays communistes voisins), il permet de visualiser les évolutions du territoire au fil du temps, le feuilletage du temps, ses différentes strates ou couches. Il remplace ainsi l'histoire "traditionnelle" de la Russie, une histoire lisse, homogène et continue par une histoire complexe, feuilletée, stratifiée, épaissie, densifiée, dotée d'une densité, d'une granularité, d'une matérialité. Les diverses époques sont reliées optiquement les unes aux autres et traduisent l'histoire par un entrelacs, qui rend compte de la profondeur historiographique du passé.
  • un récit hypertextuel : l'Atlas semble également anticiper l'hypertexte, avec ses mots-clés et son système de stratification sémantique. La carte autorise une annotation de l'espace : la dimension spatiale sert de support de représentation où l'on peut inscrire des données non spatiales. Il relève par là même du design opérationnel (operative design), cette forme cognitive de visualisation qui tient dans l'interaction entre éléments visuels et discursifs, et les articulent via des mots-clés, qui servent d'hyperliens et qui facilitent la navigation.
  • un récit graphique : c'est ici que l'Atlas rejoint étrangement, par une sorte de Providence sérendipiteuse, mon projet en cours de graphic history. Obsession a priori fantaisiste de « dessiner l'histoire ». Mais sans pour en autant la figer. Comment proposer un récit historique à la fois graphique et dynamique, qui ne sacrifie pas le mouvement ou le flux de l'histoire ? Maciunas s'était servi de fiches perforées transparentes que l'on pouvait feuilleter pour faire défiler l'histoire : un procédé qui se rapprochait de mon idée de « croquer » (dessiner sur un carnet de croquis) les images publicitaires, en décomposant les éléments saillants de l'image et les isolant sur des pages différentes, puis en feuilletant le carnet pour reconstituer l'ensemble et « animer » mes dessins (principe de base du dessin animé) – une sorte de folioscope qu'il suffit de feuilleter pour reconstituer le flux de l'histoire, un flux visuel proche de la temporalité cinématographique.
  • un itinéraire plus qu'un récit linéaire : loin d'imposer une voie unique et linéaire, l'Atlas conduit le "navigateur" (plutôt que lecteur...) de cartes à construire son propre parcours de "lecture".
  • un récit à rebours, inversé ou à l'envers : c'est-à-dire un récit qui part de la surface du passé pour plonger sa sonde dans les profondeurs du présent : le temps reste vectorisé mais la « flèche du temps » est inversée : au lieu d'être orientée, comme le veulent les conventions, de droite à gauche, elle se dirige du haut vers le bas. Maciunas ose ainsi désorienter ou réorienter la girouette de l'histoire, par une rotation à 90° dans le sens des aiguilles d'une montre...

The Big Chart (1973)




La Big Chart est sans doute l'exemple le plus connu et le plus impressionnant dans l'oeuvre de Maciunas. Elle a pour nom exact Diagram of Historical Development of Fluxus and other 4 Dimensional, Aural, Optic, Olfactory, Epithelial and Tactile Art Forms. Elle se présente comme une immense « carte » dépliable, aux proportions démesurées (1 m), à déployer et lire de haut en bas (on voit ici la continuité avec les oeuvres et les expérimentations précédentes). Elle est entièrement constituée de graphiques - frises et diagrammes. Les diagrammes constituent donc la matière même de ce récit visuel, sa « bases de données ». Mais sous cette couche diagrammatique se cachent les notes prises par Macunias, qui sont comme les racines invisibles de la Chart.

La Big Chart vise à élaborer une histoire exhaustive, universelle, encyclopédique, totale et totalisante de Fluxus (mouvement d'art contemporain des années 1960), dans le prolongement des tentatives précédentes de Manciunas, dont elle se veut l'achèvement et même le parachèvement. En plus des caractéristiques partagés avec l'Atlas russe, qu'elle approfondit et radicalise parfois, la Big Chart apporte deux éléments nouveaux :

  • une histoire diagrammatique (visualisée sous forme de diagrammes) et « synchronoptique » (Peters 1962) qui représente l'histoire sous formes de tableaux synoptiques, pour mettre en évidence les phénomènes de simultanéités et de coïncidences, ou au contraire de discordances et décalages temporels. L'intérêt du diagramme est de permettre de classifier les faits, de réduire la complexité et donc de générer du sens. Il rend possible la visualisation d'un champ de savoir.
  • une histoire labyrinthique et rhizomique : en complexifiant la navigation, en démultipliant et ramifiant les possibilités d'itinéraires, le temps prend la forme d'une arborescence, ou plutôt d'un rhizome, car tout principe hiérarchique est banni. Aucun chemin n'est prioritaire ou privilégié sur un autre : l'historien n'impose pas une interprétation, il propose plusieurs hypothèses - quitte à suggérer sa préférence personnelle, ou la plus forte probabilité de certaines sur les autres.

« Révolution » ou « révélation » graphique ?


Maciunas est-il si « révolutionnaire » ? D'où vient son projet, ne peut-on identifier des tentatives antérieures, qui ont pu l'inspirer, ou qui invitent du moins à nuancer le caractère « révolutionnaire » de ses œuvres ?

Le bel ouvrage de Rosenberg, Cartographies of Time est ici un excellent réservoir de modèles alternatifs aux représentations linéaires du temps, qui amènent à relativiser fortement le caractère "révolutionnaire" des oeuvres de Manciunas (sans rien lui ôter de son mérite et de son intérêt, car son projet et le contexte de son travail sont bien spécifiques) : la frise chronologique conventionnelle qui nous est si familière est finalement une invention récente, qui s'inscrit dans l'esprit des Lumières et de l'apologie du Progrès. L'Antiquité, le Moyen Âge et l'époque moderne valorisaient d'autres schémas temporels et visuels :

  • l'Atlas de la Russie évoque fortement la trop célèbre carte de Charles Joseph Minard (Carte figurative des pertes successives en hommes de l’armée française dans la campagne de Russie 1812–1813 comparées à celle d’Hannibal durant la 2ème Guerre Punique, 1869), qui retrace les pertes de l'armée napoléonienne pendant la campagne de Russie, même si la démarche est toute différente : Manciunas devait sans doute connaître ce "modèle" du genre...

  • Concernant la navigation arborescente privilégiée sur la lecture linéaire, Maciunas a pu s'inspirer des anciens modèles généalogiques, pratiqués depuis le Moyen Âge au moins, sous ses multiples formes : nombreuses généalogies de Jésus (Laurenz Faust en 1585 par exemple) ou de personnages historiques importants (généalogie des abbés de Calabre par Joachim de Flore au XIIe siècle) ;
  • La lecture verticale de l'histoire a eu d'autres épigones : dérivant peut-être des arborescences mêmes, à l'exemple de l'histoire des souverains d'Angleterre (IXe-XIIIe siècle) de Princeton MS57, ou plus récemment, dans le roman de science-fiction écrit par Olaf Stapledon, Last and First Men: A Story of the Near and Far Future (1930), qui joue également sur les échelles pour contourner les contraintes du support matériel papier.

Références


Astrit Schmidt-Burkhardt, « Designing History. George Maciunas, concepteur graphique d'un système visualisation les dates et les faits historiques », in Rouffineau (dir), Transmettre l'histoire, B42, 2014.

Blog d' Astrit Schmidt-Burkhardt ("Stendhal Gallery")

Arno Peters, Histoire mondiale synchronoptique, 1952

Daniel Rosenberg, Anthony Grafton, Cartographies of Time, 2009
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