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Historiographics

Un champ d'exploration pour des narrations alternatives à dominante visuelle

Cécile Armand, Author
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Photographic History - Saison 3/épisode 1 : Le vide narratif chez MacAdams



Après le dessin et le design, c'est au tour de la photographie d'ouvrir cette troisième saison de notre série Historiographics. Elle part d'un compte rendu de l'ouvrage de François Cheval et Alexandre Quoi, tiré de l'exposition sur l'oeuvre de MacAdams intitulée "The Narrative Void/Le Vide Narratif" (Musée Nicéphore Niepce, 2010).

En quoi la pratique photographique de MacAdams peut-elle inspirer l'historien ? Quels points de convergence peut-on dégager entre le travail de cet artiste et l'histoire comme discipline et comme écriture narrative ?

Un art tout entier tourné vers la narration, le récit


Ce qui caractérise l’œuvre de Mac Adams, c'est d'abord son refus de la linéarité et de la continuité du récit, au profit de la fragmentation et de la discontinuité. La notion de "vide narratif" (narrative void) rend compte de cette fragmentation auquel l'historien est confrontée : celle de la documentation, d'abord, qu'il cherche à combler par la cohérence du récit qu'il construit, sans jamais y parvenir tout à fait. Le récit historique reste lui aussi, par la force des choses, à l'état de fragments. Pour exprimer dans un langage visuel plus directement lié à nos préoccupations ce défi de la fragmentation et des traces, François Cheval emploie la métaphore de l'ombre (chinoise ?), du clair-obscur, d'un univers peuplé d'ombres et de silhouettes. Le Nouveau Roman (Robbe-Grillet surtout) est une source d'inspiration essentielle de Mac Adams. Sa pratique s'inscrit dans le courant du "narrative art" (fondé à New York en 1973), une sous-division de la photographie conceptuelle : combinant textes et photos (voire d'autre médias), elle est définie comme une photographie multimédia à visée narrative. Mac Adams occupe une place particulière dans ce courant, qui doit interpeller les historiens visuels, il n'apporte aucun complément de texte, cherchant à "faire parler" les photos " d'elles-mêmes. Mais dans la mesure où les sources ne parlent jamais d'elle-mêmes, jusqu'où pousser le silence de l'historien, quel équilibre négocier entre les images sources et le récit historique ?

Une démarche visuelle photographique : source d'inspiration pour une photographic history ?


Mac Adams considère à juste titre qu'une lumière projetée de manière particulière, selon un angle particulier, est seule capable de révéler l'objet : ce qui rappelle aux historiens l'importance du point de vue, de l'angle de vue (et de l'échelle). Dans l'approche visuelle de Mac Adams, la photographie prédomine : d'abord mobilisée comme un matériau documentaire, Mac Adams l'a progressivement perçue et utilisée comme un matériau discursif, argumentatif ou narratif, participant directement à la construction du récit, du discours, et même d'environnements visuels. Ces environnements visuels semblent capables de nous immerger dans une histoire plus vivante, plus immédiate, plus sensible et sensorielle, réalisant le rêve de l'historien qui chercheraient à restituer les odeurs et les parfums des siècles passés, la sensation de brise agitant un rideau... Malgré cette démarche sensible, Mac Adams défend une approche sémiotique de la photographie, qu'il considère comme inscrite dans un système de signes et de codes à déchiffrer, dans des stéréotypes à démasquer. Elle n'est donc pas neutre, elle n'est pas un miroir fidèle du réel. Comme beaucoup de sources (visuelles mais pas seulement) notamment les images publicitaires, la photographie est également pour l'historien un miroir déformant, médiatisé par des codes, qui sont comme autant de filtres interdisant un accès immédiat au passé. Alexandre Quoi conforte cet anti-réalisme photographique : il rappelle que la photographie n'est pas un enregistrement du réel, visant à reproduire des faits : elle permet plutôt la révélation de tensions internes, de relations entre des indices parfois contradictoires, qui ne sont jamais linéaires, ni irréversibles. Un ensemble photographique - et documentaire plus largement - obéit à fonctionnement quasi biologique. Il a la complexité d'un organisme vivant. La tâche de l'historien n'est-il pas de percevoir et donner à voir ces liaisons organiques complexes entre les objets, les signes et les indices, entre les images, les souvenirs et les mots, ainsi que les éléments affectifs associés ? Non seulement la photographie n'est pas un enregistrement mécanique du réel, mais elle n'est pas non plus le pinceau de la nature : elle est plutôt un dispositif, une fabrique de récits.

Tout en étant conscient de ces dispositifs et ces codes, il ne faudrait pas toutefois succomber au constructivisme pur et répéter les dérives bien connues du linguistic turn... Cet écueil peut être contourné en suivant l'exemple de Mac Adams, qui reste attentif à la matérialité des images : les photos restent pour lui des images-objets, qui semblent rejoindre les objets-mémoires des designers de Valence et de l'archéologue Olivier (2008).

Une esthétique et éthique policière : l'histoire comme enquête, l'historien comme détective ?


Mac Adams se pense comme un détective et conçoit son travail photographique comme une enquête sur une scène de crime. Il s'inspire des romans policiers (Agatha Christie) et des films à suspense (Hitchcock), et peut faire songer au film d'Antonioni, "Blow up" (1966), dans lequel des fragments de photographie agrandis servent à révéler l'existence d'un crime et fournissent des indices pour enquêter sur le coupable. Ces indices ne sont-ils pas l’équivalent des sources et des traces de l'historien, vouée à reconstituer un impossible puzzle, se heurtant toujours à une irréductible fragmentation et aux pièges d'un puzzle truqué lui-même, constitué de pièces elles-mêmes mouvantes et malléables ? Ces limites font de l'interprétation et de l'imagination des facultés à l'historien-détective. L'historien impose et suggère des hypothèses interprétatives (itinéraires, arborescences) plus qu'il n'impose un point de vue unique, une conclusion définitive et close - pourtant contrainte par le format clos et définitif du livre papier.
L'art photographique de Mac Adams exige la participation active du lecteur d'images : on est proche ici d'une histoire participative (dite parfois 2.0 à l'ère numérique et digitale), qui transforme le lecteur en détective lui-même, l'amenant par exemple à s'interroger sur les relations entre les images et les principes de ces mises en relations. Une "démocratisation" de l'histoire parfois redoutée et stigmatisée car elle remettrait en question l'autorité de l'historien "professionnel". Pour autant, l'histoire n'est pas écrite par le lecteur : l'historien inspirée par Mac Adams garde la maîtrise du processus, en vertu d'un compromis entre la linéarité du récit qui impose et les sinuosités d'itinéraires qui proposent et composent.

Dans une histoire macadamienne, le pourquoi (why) l'emporterait sur le qui (who) : les mobiles ou motifs du crime (les facteurs et les causes de l'historien) l'emporteraient sur l'identité du criminel (les grands hommes, les grands personnages historiques, au profit d'une histoire des anonymes et des gens ordinaires ?). Il est ici tentant de dresser un parallèle entre les deux grandes "écoles" historiographiques (histoire événementielle et hagiographique vs école des Annales, histoire sociale et structuraliste) d'un côté, et les deux types concurrents de roman policier (whodunit vs whydunit) de l'autre. D'autant plus qu'au plan de la narration, le whodunit se rapproche du récit "classique" favorisant la conclusion définitive, tandis que le whydunit se veut plus ouvert et plus proche des arborescences narratives.

L'historien pourrait enfin reprendre à son compte la théorie de MacGuffin, chère à Mac Adams : partir d'un détail a priori insignifiant (idiot au sens fort), par exemple, des photographies d'anonymes trouvées au hasard, sur lesquelles on ne sait rien ou presque, pour en faire le moteur et le cœur de la narration historique. Ce que propose Mac Adams, c'est rien moins qu'un art "moderne" qui peut encourager une histoire du quotidien et des gens ordinaires. Un art "moderne" au sens baudelairien, qui (s') intéresse (à) l'histoire du quotidien et des "choses banales" (D. Roche), qui incorpore des sujets triviaux, banals, quotidiens et leur donne une dignité par le récit historique.

Une "base de données" documentaire aux temps multiples


Sur un plan plus pratique et technique, l’œuvre de Mac Adams propose un modèle d'organisation, de structuration et de mise en relations des sources pour l'historien. Plusieurs principes d'organisation sont utilisés :

  • sérialité : séquences d'images (mobile du film)
  • théâtralité - art littéraliste : théâtralisation - mise en scène des images qui implique la complicité du lecteur
  • composition : combinaisons particulières d'images ou éléments d'images, qui aboutissent à des ensembles nouveaux et de nouvelles images ou formes visuelles (diptyques, triptyques)
  • minimalisme : intégration d'éléments abstraits, géométriques = travail d'abstraction et de modélisation en histoire - science

Les différentes temporalités des images macadamiennes peuvent aussi intéresser l'historien. On y trouve :

  • Des instantanés : des coupes temporelles pratiquées dans l'image, pour en révéler les différentes couches ou strates (démarche "archéologique" ou "géologique" du carrotage)
  • Des séquences : des suites d'images, pour aller à l'encontre le culte de l'image unique et de l'instant décisif (kairos - Barthes, Cartier-Bresson)
  • Des répétitions d'indices ou de motifs d'une image à l'autre - une circulation des motifs, qui font émerger une culture visuelle ?
  • Des "natures mortes" photographiques (Still Lives, 1977) : idéal pour étudier la fragmentation, avec la métaphore du miroir brisé - les fragments de miroir réfractant à l'infini ces morceaux ou fragments de réalité historique déformée ; permet aussi de figé l'instant, la réalité : le passé vivant immortalisé - en contradiction avec le rêve d'une histoire vivante ?
  • Un quatrième temps photographique : une quatrième dimension du temps, un temps de l'image plutôt flottant, un temps du rêve et du désir. Un temps au conditionnel, sinon un temps "neutre".

Enfin, l’œuvre du photographe semble plaider en faveur d'une poétique de "l'anachronie" en histoire : le recours aux images contemporaines pour appréhender les sources anciennes et la réalité passée, en procédant par l'association d'images, d'idées, tirées sans complexe de l'expérience même de l'historien. On sait depuis longtemps qu'il est vain de chercher à atteindre une Vérité historique absolue et absolument objective. On sait également depuis Marc Bloch au moins que présent et passé s'enchevêtrent constamment dans le travail de l'historien. Ce que l'on est moins enclin à admettre toutefois, c'est la fécondité de l'anachronie dans le travail d'élucidation historique. L"anachronisme reste bien le péché capital de l'historien, banni des thèses et publications académiques. Pourtant, Michelet n'est plus de ce monde depuis longtemps. L'historien du XXIe ne rêve plus à la résurrection, la reconvocation ou la restitution fidèle du passé. Plutôt qu'à une renaissance, il aspire, plus modestement, à une "reconnaissance", sa reconstitution et même sa reconstruction. Des visées plus proches qu'il atteint par l'interprétation et l'imagination, d'abord, mais aussi par l'association d'images "anachroniques" parfois, par jeux d'échos et d'évocations qui n'ont pas peur de faire appel à l'expérience intime et l'imagination de l'historien vivant.

Une approche biologie de l'image et de l'histoire : l'histoire(s) visuelle(s) comme organisme vivant ?


Selon Alexandre Quoi, Mac Adams nous invite à passer d'image en image comme on passe d'un état à un autre : l'image serait donc un état, une expérience, d'un côté, mais aussi le stimulus de cet état et cette expérience. La séquence d'images devient alors une successions d'états et de stimuli, une sorte d'organisme sensible et vivant. L'histoire visuelle pourrait être pensée de même, comme un organisme vivant, sujet d'expériences et sujet à des expériences de la part de l'historien et de son "lecteur". Tous deux sont appelés à le vivre, à l'éprouver, à se l'approprier. On rejoint là notre histoire immersive : cette invitation à être dans l'image pour être dans l'histoire. L'expression d''épreuve photographique" est ici à prendre au sens fort du terme : une épreuve, c'est une une expérience à affronter, qui éprouve et transforme celui qui fait cette expérience.
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