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Historiographics

Un champ d'exploration pour des narrations alternatives à dominante visuelle

Cécile Armand, Author

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Graphic History - Saison 1/épisode 4 : Enki Bilal, égérie pour l'historien visuel ?


Parmi les auteurs de bande dessinée contemporains, Enki Bilal me semble être une source d'inspiration féconde pour l'historien - l'historien visuel en particulier. Car Enki Bilal n'est pas un simple "auteur" de bande dessinée : il est un artiste complet. La bande dessinée et le récit graphique sont chez lui le terrain d'une recherche et d'un renouvellement permanents. La dimension très "picturale" de son graphisme, ses expérimentations narratives, la quête d'une histoire "sensible" par le dessin, sont autant de pistes à explorer pour un historien en quête de formes narratives alternatives. Si ce billet emprunte largement au numéro spécial de la revue "Arts Magazine" ("Enki Bilal, un artiste au sommet") paru en novembre 2013* à l'occasion de l'exposition "Mecanhumanimal" au musée des Arts et Métier à Paris, il mériterait d'être enrichi par une lecture approfondie d’œuvres choisies.

Un laboratoire pour le récit visuel


Si le récit chez Bilal diverge largement de celui de l'historien, soumis à une exigence de véracité et de conformité maximale à la réalité passée, les recherches formelles de l'artiste peuvent toutefois donner matière à réflexion pour la construction du récit "scientifique" :

Exemple du roman-photo de nature autobiographique "Les princes de la BD" (p. 46), qui donne une seconde jeunesse à ce genre délaissé : l'historien pourrait s'en s'inspirer en utilisant les photos d'archives (ou tout autre matériau visuel primaire) pour composer son récit, en réfléchissant à leur agencement en séquence ou bandes, ainsi qu'à la relation entre les images et les textes, qui sont tantôt insérés directement dans l'image sous forme de "bulles", tantôt sous forme de "légende" aux marges de chaque vignette.


Exemple de ce récit graphique inclassable intitulé "La rupture" (p. 98) : un récit visuel hybride entre roman graphique, roman photo et bande dessinée qui raconte l'évolution et la rupture stylistique de l'artiste et nous fait pénétrer dans son atelier, tout en remettant dans le contexte historique et collectif plus large (guerre en ex-Yougoslavie) la production singulière de Bilal. L'intérêt de ce récit pour l'historien est donc double : d'une part, l'effort de contextualisation (entrelacs de la vie de l'artiste avec l'histoire collective), d'autre part, l'effort d'invention formelle et structurelle. Bilal joue également sur la typographie pour signaler les déplacements de voix et de point de vue : la police et le style de caractère changent pour indiquer par exemple le passage du récit à la prise de parole directe par les personnages du récit. L'historien pourrait procéder de la même manière pour tenter de donner une voix aux acteurs sociaux, de manière plus immédiate.

Un effort pour contourner la rigidité d'un parcours chronologique et linéaire, en lui préférant les chemins de traverse, des voies et des itinéraires transversaux : c'est le choix qui a été fait pour l'exposition "Mecanhumanimal" (p. 112) : un parcours thématique qui traverse les albums individuels sans suivre pour autant la trajectoire biographique de l'artiste, de ses débuts à nos jours.



"Une conception esthétique des relations texte/image" (p. 87)


Dommage que la revue ne fournisse pas la référence précise et le contexte de cette citation de Bilal lui-même. On aimerait en savoir davantage sur cette "conception esthétique". L'historien peut toutefois réfléchir sur l'articulation entre textes et images à partir du portfolio (p. 70) qui entreprend de réhabiliter le commentaire de planches contact. L'exercice du commentaire (de textes en premier lieu, mais d'images de plus en plus ou d'autres types de sources historiques non textuelles) est en effet plus que familier à l'historien. Mais sa méthode "traditionnelle" issu de la critique textuelle doit être adaptée à la diversification des sources commentées, à la spécificité des matériaux visuels notamment. En ce sens, la méthode des historiens d'art ou commentateurs de bande dessinée peut lui être fort utile. On peut déplorer dans ce numéro une démarche par trop verbale et trop figée, peu novatrice dans la présentation du commentaire : d'une part, le texte qui commente reste juxtaposé à côté de l'image commentée, sans réelle interaction entre les deux, sur le modèle de la "split view" en deux colonnes proposée par Scalar notamment. D'autre part, le commentaire lui-même, lorsqu'il fait référence à d'autres œuvres ou images, reste prisonnier des mots, alors que la dimension visuelle de ces références pourrait être davantage exploitée :

  • au lieu de juxtaposer le commentaire à côté de la planche, on pourrait intervenir directement sur l'image, au moyen de flèches, de "bulles" ou d'autres signes graphiques, afin d'annoter directement l'image. Concernant les images digitales, des outils ont été développé en ce sens (notamment dans le domaine des software studies), que l'historien pourrait récupérer à son compte, en vue d'une annotation directe des images d'archives.
  • on pourrait remplacer les mots qui imposent et explicitent le commentaire (par exemple, les mots qui indiquent les filiations ou les influences perceptibles chez Bilal) par des images directes de ces œuvres parentes, de ses sources d'inspiration ou pour les associations qu'elles suggèrent : Moebius, Robert Crumb ou Allan Edgar Poe illustré par Alberto Breccia pour La Croisière des Oubliés (1975), photos d'archives de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale pour La Foire aux Immortels (1980), séquences du film Shining de Stanley Kubrick (1980) pour Partie de Chasse (1983), etc. On s'affranchirait alors d'un discours qui impose une interprétation, mais plutôt une démarche de suggestion qui ferait émerger des hypothèses ou des pistes d'interprétation par le vis-à-vis des images et des références. Cette démarche se veut plus fidèle à l'incertitude que rencontre souvent l'historien lorsqu'il émet une hypothèse. C'est ce même procédé de "vis-à-vis conceptuel" (p. 112) qui est employé par les historiens d'art ou les conservateurs et commissaires d'exposition en général, et qui a été retenu pour l'exposition des Arts et Métiers en particulier, où les œuvres temporaires de Bilal dialoguent avec les collections permanentes du musée.

Un récit chromatique : la couleur comme procédé narratif à part entière


Chez Enki Bilal, la couleur est un procédé narratif à part entière. Deux de ses albums, La foire aux immortels (1980) et Partie de chasse (1983), font partie des premières bandes dessinées directement produites en couleur dans les années 1980s. La mise en couleur n'est pas un simple "coloriage", ayant une visée purement esthétique ou décorative. La couleur n'est jamais gratuite : Bilal a même élaboré une sorte de code de couleur : le jaune pour signifier le passé dans Partie de Chasse (1983), les larmes bleues de la Femme piège (1986) pour suggérer la mélancolie (p. 78), le contraste entre l'omniprésence du blanc et l'irruption brutale du rouge pour exprimer la violence du meurtrier Warhole dans 32 décembre (2003) (p. 81)... etc. De même, l'historien visuel ne pourrait-il jouer avec la couleur et tenter de construire un récit chromatique, utiliser la couleur pour distinguer les couches temporelles ou les voix des acteurs historiques ? La couleur doit intéresser l'historien à plus d'un titre : elle est devenue un objet de recherche à part entière, depuis les travaux de Michel Pastoureau sur le bleu puis le noir, qui a montré que les couleurs sont des objets culturellement et socialement construits, dont les significations et les perceptions varient selon les époques et les sociétés. Mais la couleur préoccupe plus particulièrement l'historien qui travaillent à partir de photographie en noir et blanc, ou même de textes également en noir et blanc. Ces deux sources ne donnent en effet qu'un accès limité au passé : un passé bicolore, en noir et blanc, et donc amputé dans sa plénitude chromatique. Comment accéder à la richesse du monde polychrome passé, tel que perçu par les contemporains eux-mêmes . Comment se rapprocher de leur modes de perception et leurs sensibilités réelles ? Coloriser ou retoucher les images d'archives en noir et blanc, en s'appuyant sur d'autres sources (description des couleurs par des textes, photos ou images en couleur pour les périodes plus récentes...) a déjà été expérimenté pour certains corpus documentaires. Cette pratique pourrait être discréditée comme un distorsion de la réalité historique. Toutefois, l'argument peut être aisément retourné : les photos en noir et blanc ne sont-elles pas, elles-mêmes, une distorsion chromatique de la réalité passée ?

La typographie comme procédé narratif


Bilal joue avec la typographie pour faire progresser le récit ou produire du sens. Tout choix typographique est mûrement réfléchi et signifiant : ainsi, dans La Femme piège toujours, le choix d'une police de caractère "archaïque" de type "Courier" (p. 78) sert à évoquer le passé et raconter visuellement que l'héroïne a pour mission d'envoyer des dépêches dans le passé à l'aide d'une machine à écrire imaginaire appelée "script-walker". J'ai été sensible à ce détail car le matériau publicitaire sur lequel je travaille apporte un soin tout particulier à la typographie, et plus encore dans le contexte chinois où il existe une longue tradition de calligraphie. De même, l'historien ne pourrait-il jouer sur la typographie employée, exploiter pleinement la dimension visuelle des lettres et des mots pour écrire ses récits ?

Un récit sensible et sensoriel


Chez Bilal, le dessin est très souvent au service d'une histoire plus vivante et plus immédiate : des odeurs, des sensations semblent se dégager des images. Elles sont le fruit d'un patient travail d'imprégnation : l'artiste s'est rendu sur les lieux mêmes ou sur des lieux de même nature lorsque c'est impossible (par exemple, les plages du Nord) pour donner du corps aux odeurs, à la brume, à l'humidité ou au sable qui pique les yeux et démange la peau, et donner vie aux images de papier des Légendes d'aujourd'hui (p. 72). Si l'historien ne peut quand à lui séjourner dans un passé révolu, il pourrait toutefois chercher à revivre des expériences similaires, pratiquer un anachronisme réfléchi, pour mieux pénétrer et comprendre les objets ou les acteurs qu'il étudie.

D'autres voies, plus tangentielles peut-être, pourraient être explorées par l'historien :

  • la pratique de l'anachronisme chez Bilal (p. 20), qui le conduit à transposer dans un futur - parfois rétro - les réalités du présent (voire du passé), pour raconter de manière indirecte et voilée de ce qui lui est contemporain. A l'inverse, l'historien ne peut-il puiser dans son présent qu'il habite de quoi traduire ce passé devenu parfois difficile d'accès, soit par la distance temporelle, soit en raison de sources lacunaires, pour la rendre intelligible à ses contemporains, et pour mieux la comprendre lui-même ?
  • la suture et la soudure comme procédé narratif (p. 132) : un procédé qui tire profit de l'hybridation des "genres" narratifs et la conciliation des contraires, ou de l'enchevêtrement des temps et des époques - une autre forme d'anachronie, là encore. Un procédé particulièrement adapté au matériau et à la démarche mêmes de l'historien, forcé de travailler à partir de fragments qu'il doit recoudre et rapiécer pour donner sens et de la cohérence.
  • la fabrique même du dessin chez Bilal (p. 104) : observer comment l'artiste passe du calque primitif au dessin final : de même l'historien pourrait utiliser ce système de calque, qui ressemble fortement aux "couches" juxtaposables des systèmes d'information géographique, ou de l'Atlas de la Russie élaboré par Maciunas, pour décomposer puis recomposer son matériau visuel - pour en étudier de près les différents éléments puis élaborer un "modèle" (une démarche qui mériterait d'être testée avec le matériau publicitaire, qui juxtapose différentes couches de cultures visuelles : textuel/visuel, différentes typographies, différentes langues, culture artistique/scientifique... etc).

* Les numéros de page ci-après renvoient à ce magazine.
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