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Historiographics

Un champ d'exploration pour des narrations alternatives à dominante visuelle

Cécile Armand, Author
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Cinematographic History - Saison 5/épisode 1 : Revoir "Les Temps Modernes"

Le cinéma (presque) muet peut-il donner du grain à moudre à l'historien visuel ? Le récit historique peut-il être bâti sur le modèle d'un film muet ?

Je partirai ici du fameux Modern Times (« Les Temps modernes ») de Charles Chaplin (1936) que l'Auditorium de Lyon projette actuellement en ciné-concert – mais certaines remarques valent pour bien d'autres films, et pas seulement « muets ». Où l'on voit qu'un obstacle technique (l'impossibilité du son) contraint à inventer des subterfuges pour contourner cet obstacle et raconter malgré tout une histoire, par d'autres moyens. Comment les images privés des mots (ou presque...) peuvent-elles raconter une histoire – raconter l'histoire ? Traduite dans cette langue, voilà une question qui n'est pas étrangère à l'historien visuel.

Partons donc d'un petit exercice de « science-fiction » historienne : imaginons un historien illettré ou totalement amnésique, qui aurait perdu la mémoire des mots. Quelles ruses inventer pour contourner cette incapacité à recourir au Verbe ? Le film de Charles Chaplin peut lui inspirer plusieurs stratagèmes : dans Modern Times, les images sont en elles-mêmes narratives, sur deux plans :

Sur le plan du visuel pur...


  • Par la succession des images, leur agencement en séquences : l'ordre des images et des plans n'est jamais laissé au hasard. Toutes les images sont nécessaires et nécessairement à cette place : aucune autre image ne pourrait leur être occupent dans la séquence et dans l’ensemble du film une place qu'aucune autre ne pourrait occuper. De même, un récit historique visuel devrait obéir rigoureusement à ce principe de nécessité : les images sources doivent être soigneusement sélectionnées, pour elles-mêmes d'abord, extraites d'une collection ou d'un fonds d'archives pour leur intérêt spécifique, mais aussi pensées par rapport aux autres images et à l'ensemble de la séquence historique. Ce qui implique un va-et-vient permanent (et infini ?) entre sélection et composition, entre corpus et récit. Ne soyons pas trop radical ni trop rigide toutefois : le principe nécessité est-il toujours la garantie d'une écriture réussie ? Ne peut-on laisser une petite place à l'aléatoire, à un récit en partie « généré » par la machine, selon un algorithme qui sélectionnerait ou agencerait « au hasard » des images-sources ? Gageons que l'aléatoire peut aussi être source de création et faire émerger des questionnements historiques imprévus. Accepter de lâcher prise et de perdre la main... pour se retrouver ailleurs


  • Par les choix de cadrages et de focalisation : qui suggèrent la suite du récit, et servent pleinement de moteur narratif. Je pense ici à une scène tordante où l'ouvrier Chaplin sort de l'usine à moitié fou, ivre d'avoir vissé des boulons toute la journée. Une proie idéale fait alors irruption dans son champ de vision : deux boutons cousus sur le tailleur d'une honnête bourgeoise (noter sa très improbable présence dans ce quartier industriel malfamé...) comme les deux mamelles d'une trop généreuse poitrine. Le gros plan sur ladite poitrine nous plonge instantanément dans le cerveau déréglé de l'ouvrier. Avant même et sans même que l'action ait lieu (mieux vaut pour la « victime »...), le spectateur établit immédiatement une équivalence « boutons » = « boulons » et trace mentalement l'itinéraire narratif « boulons » → « boutons » → « visser ». Il anticipant par là suite de l'histoire, ou en comprend du moins la logique - puisque l'action n'a pas lieu et se résume à une course poursuite dans les rues, jusqu'à l'arrestation de l'ouvrier confondu avec un leader communiste.


Sur le plan des rapports visuel/textuel 


  • Le jeux des textes et des images : l'économie de texte est exemplaire : les mots écrits sont rares et minimalistes, savamment intercalés aux moments stratégiques du film, à l'articulation de séquences clés, et obéissent là encore à un principe de nécessité : aux antipodes d'un récit « bavard », les mots sont là parce qu'on n'a pu faire autrement, parce qu'on ne pouvait s'en passer et leur substituer un autre procédé narratif. Comme des slogans et des textes de bande dessinée, les titres ou les légendes (captions) introduites par l'historien des images pourrait jouer ce même rôle de nécessité narrative et signifiante (éviter toute gratuité ou surinterprétation).


  • Le jeux des sons et des images : les sons ne sont pas là pour remplir mais pour exploiter la richesse des silences. En dehors de la musique, les bruitages et les sons sont rares eux aussi, et ne sont pas là au hasard. Ils ont une fonction narrative à part entière (et souvent, dans ce film précis, comique) : bruit des machines, irruption intempestive de borbogorygmes dans le silence embarrassant qui fait cohabiter, le temps d'une visite de charité, un prisonnier issu du bas peuple et la respectable femme d'un pasteur.


  • Les voix et les paroles : elles sont rares, mais elles existent malgré tout (c'est pourquoi ce film n'est pas « muet » au sens strict...) et ne doivent pas être oubliées. Leur présence prend surtout la forme du mime ou du chant : par exemple le chant final de Charles, converti employé de cabaret censé divertir une foule bigarrée, qui cherche le soir à oublier les peines d'une dure journée de labeur. Mais le traitement des mots est inattendu : incapable de retenir les paroles de la chanson, et privé du secours d'un aide-mémoire bricolé à la hâte sur ses manchettes, le chanteur doit improviser une prise de parole corporelle qui remporte un succès inespéré. Un récit sensible et incarné - un salut par le corps dansant et du visage qui s'anime quand les mots sont dépourvus de sens : finalement, les mots, ce n'est pas ce qui compte le plus : « Sing ! Never mind the words ! » lui souffle sa compagne...


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